29

 

            L’équipe du commissaire Phan Hong avait commencé à tisser sa toile autour de la Brèche-aux-Loups et ce n’était pas une sinécure. Les difficultés inhérentes à la topographie, l’impossibilité absolue de pénétrer dans la cité elle-même sous peine de mettre la puce à l’oreille des dealers menés par Alain Ceccati et, d’après les informations transmises par les collègues des RG, un curieux climat de nervosité qui régnait dans les communes alentour, sans trop qu’on sache pourquoi… Des signes presque imperceptibles, que seuls quelques vieux briscards rompus aux subtilités du terrain étaient à même de ressentir, de façon quasi épidermique. Des signes qui n’annonçaient rien de bon.

            **

 

            Le 26 octobre, Verdier fit le point avec Phan Hong dans son bureau du palais de justice, débarrassé du portrait de Boubakar sur injonction de son supérieur hiérarchique. Les premiers rapports étaient positifs. Phan Hong avait identifié les nombreuses voitures qui venaient rôder près de la cité, surtout les soirs de fin de semaine. Elles arrivaient par l’autoroute ou la N3 et se garaient aux alentours. De là, les clients se dirigeaient à pied vers le bâtiment C de la Brèche-aux-Loups et gagnaient le quatrième étage. Ceccati avait en quelque sorte réquisitionné un deux-pièces dont l’Office HLM s’était désintéressé, et qui se trouvait à l’abandon. L’ascenseur était perpétuellement en panne, méticuleusement saboté, si bien que la société chargée de la maintenance avait déclaré forfait.

            – Ceccati a carrément installé un guichet…, une sorte de tréteau, comme un théâtre de marionnettes, c’est incroyable, expliqua Phan Hong, et ça défile toute la nuit. Une vraie supérette ! L’entrée de l’escalier est filtrée par toute une escouade de petites frappes, prêtes à écarter les curieux, mais des curieux, il n’y en a pas. Les locataires se terrent chez eux dès la nuit tombée. La livraison de la came s’effectue à bord de voitures volées et maquillées, impossible d’en isoler une, les plaques d’immatriculation sont régulièrement changées. Pas la peine de chercher de ce côté-là. Pour réaliser un bon flag, la seule technique viable, c’est de pénétrer sans se faire repérer dans un appartement situé à l’étage supérieur, d’y incruster une équipe et de leur tomber sur le râble au moment opportun. Il y en a un de libre, j’ai vérifié auprès de l’Office. Tout se jouera en une minute à peine. Avec une deuxième escouade qui arrivera en sens inverse, du rez-de-chaussée, pour couper toute possibilité de retraite… Pas facile, il y a des issues de secours partout, au moins sur ce point-là, les architectes ont bien fait leur boulot. Ce qui veut dire qu’il nous faudra une bonne centaine d’intervenants pour boucler correctement tout le bloc d’immeubles. Qui devront investir la cité en un temps record et foncer droit sur la cible. Quand je donnerai l’ordre de passer à l’action ce sera la panique et toute la difficulté consistera à laisser filer les clients pour se concentrer sur Ceccati et son équipe… il faut les choper avec la marchandise et tout le fric liquide qu’ils auront récolté, rafler le maximum de preuves. Sinon, on va droit au plantage.

            Phan Hong déploya le plan de l’immeuble qu’il s’était procuré auprès de l’Office HLM. Il avait hachuré de rouge le deux-pièces où officiait Ceccati, de vert l’escalier qui y menait, et de bleu les issues de secours. Il étala une série de photos du chef de gang et de ses sbires. Certaines de très mauvaise qualité, prises au téléobjectif, de nuit. D’autres, plus satisfaisantes. Verdier en eut l’eau à la bouche. En un seul week-end, c’étaient plusieurs centaines de clients qui venaient se fournir à la Brèche. Le bénéfice était considérable. Avec, à la clé, quelques overdoses. Des gamins qui crèveraient illico, d’autres qui se shooteraient à l’aide de seringues infectées et connaîtraient une agonie étalée sur des années, minés par l’hépatite ou le VIH.

            – Gonflé, le mec, reprit le commissaire, il a abandonné le deal de rue pour passer à la vitesse supérieure. Il n’est pas le seul, c’est de plus en plus fréquent.

            Verdier lui demanda comment il comptait infiltrer son petit commando dans l’appartement situé à l’étage au-dessus de celui où officiait Ceccati.

            – On débarque en hélico ! répondit Phan Hong en éclatant de rire. On se les fait à la Apocalypse Now, ça aura de la gueule !

            Le petit Vietnamien se mit à fredonner l’air de la Chevauchée des Walkyries et à agiter les bras pour imiter le mouvement des pales, ce qui ne manquait pas de sel. Il chantait faux, mais son évocation de l’hélico avait de quoi réjouir.

            – Non… sérieusement, d’après nos constatations, vers les cinq heures du mat’, reprit-il, tout ce petit monde est fatigué après une longue nuit de labeur. Alors ça roupille, la vigilance se relâche. C’est le moment idéal pour la percée. Mes gars, cinq ou six, pas plus, se présenteront à l’entrée de l’immeuble, un par un, tranquilles, mais s’ils croisent un seul chouf encore réveillé, c’est foutu… Il faut tabler sur un coup de bol. C’est la grande inconnue. Après, ils devront patienter toute une journée et une grande partie de la soirée dans leur planque. Avec un ravitaillement minimum. Et si ça vous intéresse, monsieur le substitut, pour entrer dans les détails très concrets, pas question d’utiliser les toilettes, en tout cas, de tirer la chasse, à cause du bruit… ça n’a l’air de rien, mais ça compte.

            Verdier hocha la tête, impressionné. En homme d’expérience, Phan Hong affichait une certaine sérénité. Il replia méthodiquement ses plans, rangea sa galerie de portraits.

            – Et les armes ? demanda Verdier.

            – Ils en détiennent, c’est sûr, et ils sont déterminés à s’en servir. Mais en leur fonçant dessus à l’improviste, on aura l’avantage. Il faut y aller carrément, avec les projecteurs, les sirènes, le grand cirque, qu’ils sentent tout de suite qu’on a la maîtrise du terrain et qu’ils n’ont aucune chance de s’en sortir. Généralement, ça apaise.

            En échange de ce plan de bataille, Verdier n’avait pas grand-chose à offrir à Phan Hong. Il s’était adressé à l’administration pénitentiaire dans le but de savoir qui Ceccati avait côtoyé durant son séjour à Fleury-Mérogis. Quel caïd de la dope il avait bien pu croiser en cellule ou dans la cour de promenade pour réussir un début de carrière aussi spectaculaire, en quelques mois à peine. Un réseau dont il aurait repris le flambeau, recueilli l’héritage, perpétué la tradition… Les contacts, la filière de fournisseurs… Sans résultats. Ses courriers s’étaient perdus dans les sables mouvants de la bureaucratie. Il n’y avait pas de raisons de désespérer, mais l’attente risquait de durer. Phan Hong ne lui en tint pas rigueur.

            – Dites-moi, je pourrais, éventuellement, venir vous accompagner, une nuit ? risqua Verdier, presque avec timidité.

            – Vous, un magistrat ? s’étonna le commissaire. Après tout, pourquoi pas ?

            **

 

            Le soir même, peu après vingt-trois heures, Richard Verdier, cornaqué par un membre de l’équipe, une très jeune femme aux allures de lycéenne, à la chevelure tressée en couettes et vêtue d’un duffel-coat, pénétra dans le chantier de construction de la tour de bureaux qui offrait une vue appréciable sur la cité de la Brèche-aux-Loups. Il avait enfilé une parka, chaussé des Pataugas et se sentait un peu ridicule. Il dut piétiner dans la boue, puis gravir un à un les étages menant au poste d’observation, en prenant garde de ne pas déraper sur les marches de béton nu couvertes de détritus. La fille qui le guidait portait une minuscule lampe frontale à diodes. Un filet de lumière bleutée éclairait leurs pas. L’escalier s’interrompit brusquement, face à un pan de parpaings. Verdier dut prendre son élan et opérer un rétablissement pour accéder au poste de guet proprement dit, une plate-forme hérissée de tiges de ferraille située au dernier niveau. Son arthrose se rappela à son bon souvenir, comme pour souligner que ce genre d’expédition n’était plus trop de son âge. Il faisait assez clair, un gros quartier de lune baignait cette portion de la ville d’une pâleur laiteuse.

            Phan Hong et quatre de ses équipiers étaient déjà assis à même le sol, autour du trépied d’une paire de jumelles à infrarouge. Ils cassaient la croûte, un sandwich chacun, une bouteille d’eau minérale circulant de l’un à l’autre. Un cinquième se tenait à genoux, les yeux rivés au viseur. La fille qui avait conduit Verdier jusque-là s’éloigna de quelques pas. Il la vit se tortiller en baissant son jean et s’accroupir derrière un amas de planches. Il détourna le regard, par pur réflexe. Elle rejoignit le groupe en sifflotant, après s’être soulagée.

            – Ça arrive, ça arrive, c’est bonnard ! s’écria le type qui observait à la jumelle, soudain excité.

            Phan Hong se leva et vint lui succéder. Il hocha la tête, satisfait, avant d’inviter Verdier à jeter à son tour un coup d’œil dans le viseur. Le substitut ne se fit pas prier. Le spectacle était réjouissant. On distinguait nettement l’appartement où se déroulait le deal. Ceccati en retrait, un de ses adjoints qui distribuait la came, un autre qui empochait le fric, un troisième qui le récupérait pour disparaître dans la seconde pièce. Il attachait les billets récoltés à l’aide d’élastiques, tel un paisible petit commerçant dans son arrière-boutique.

            – Pas mal, non ? gloussa Phan Hong.

            Un de ses adjoints se hâta de mastiquer les dernières bouchées de son sandwich, ouvrit un gros sac et en sortit un appareil photo à téléobjectif. Un véritable monstre. Il se cala au jugé sur la visée des jumelles et commença à mitrailler, accroupi, les coudes en appui sur ses genoux écartés. Du travail d’artiste.

            – Impressionnant, chuchota Verdier. Mais… on en a déjà assez pour les coincer ?

            – A priori oui, acquiesça le commissaire, mais il y en a deux ou trois qu’on n’a pas encore identifiés… Et puis, lancer l’opération maintenant, non, je le sens pas. Ils sont bien installés dans leur routine, certains de leur impunité, on va les laisser s’enliser encore un peu. Je le sens pas, c’est tout ! Faites-moi confiance, c’est juste une question de feeling.

            Verdier s’en remit à l’avis de l’expert… Il n’en était pas moins inquiet.

            – Les types qui gardent le chantier, ils pourraient vous repérer, non ? demanda-t-il. Les nouvelles circulent vite !

            – Le risque zéro n’existe pas. Bon. Les deux pochetrons qui roupillent dans leur guérite, il faudrait vraiment qu’on ait la poisse pour qu’ils nous emmerdent ! assura Phan Hong.

            Il se mit à pleuvoir. Verdier rabattit la capuche de sa parka sur sa tête.

            – Je vous raccompagne, monsieur le substitut, proposa le commissaire.

            Verdier le suivit. Avant de partir, il se retourna et vit ses adjoints installer une toile de tente rudimentaire, une simple bâche de plastique posée sur les tiges métalliques qui se dressaient sur la dalle de béton. Ils s’y abritèrent, silencieux, patients, obstinés, stoïques.

 

Ils Sont Votre épouvante Et Vous êtes Leur Crainte: Roman Noir
titlepage.xhtml
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_000.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_001.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_002.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_003.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_004.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_005.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_006.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_007.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_008.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_009.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_010.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_011.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_012.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_013.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_014.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_015.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_016.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_017.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_018.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_019.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_020.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_021.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_022.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_023.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_024.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_025.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_026.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_027.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_028.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_029.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_030.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_031.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_032.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_033.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_034.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_035.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_036.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_037.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_038.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_039.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_040.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_041.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_042.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_043.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_044.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_045.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_046.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_047.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_048.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_049.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_050.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_051.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_052.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_053.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_054.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_055.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_056.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_057.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_058.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_059.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_060.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_061.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_062.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_063.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_064.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_065.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_066.htm